19 mars 2024
| Le TempsDébâcle de Credit Suisse: la discrétion du monde académique
OPINION. Pourquoi la déroute annoncée de Credit Suisse n’a-t-elle pas été davantage disséquée par les universitaires? Peut-être parce que certains parrainages orientent leur travail, subodore Marc Chesney, professeur à l’Université de Zurich
Un aspect en particulier est resté dans l’ombre et interpelle. Il s’agit de la réticence du monde académique en finance à s’exprimer publiquement sur les causes et les responsables de la débâcle de CS. A quelques exceptions près, c’est plutôt le silence radio qui prédomine. Que ce soit avant, pendant et depuis cet effondrement, rares sont les articles des spécialistes universitaires. Il est surprenant de constater que la disparition de la deuxième banque suisse, n’a pas suscité plus de réactions et de réflexions de leur part. Ils auraient pourtant dû prendre position, ne serait-ce que par respect pour le contribuable qui les finance en grande partie.
Dans la plupart des domaines scientifiques, de nombreux universitaires articulent une analyse pour répondre aux questions et inquiétudes du grand public. Lorsqu’un tremblement de terre se produit, les sismologues se prononcent. La pandémie de covid a généré de fréquentes interventions médiatiques des épidémiologues. Le réchauffement climatique est régulièrement documenté par les scientifiques du GIEC, qui rendent publiques leurs analyses. Mais Credit Suisse disparaît après une longue série d’affaires opaques et douteuses et les spécialistes universitaires brillent par leur discrétion. Leur présence médiatique est limitée. C’est dommage. Ils auraient pu en principe enrichir les débats.
En Suisse, les professeurs de finance ne manquent pourtant pas. Le Swiss Finance Institute en dénombre plus de 75 qui lui sont affiliés, dont environ 25 seniors titulaires d’une chaire, sans compter ceux qui n’ont pas d’attache avec cet institut. A quoi est dû cet effacement, ce manque d’analyse objective d’une telle crise? A un conflit d’intérêts, une capture cognitive du monde académique qui s’alignerait sur les points de vue de grandes institutions financières?
Il y a université et université
Le concept d’université de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) est associé à l’esprit des Lumières et promeut une démarche scientifique indépendante d’intérêts économiques étrangers à ses desseins. L’université doit permettre aux étudiants d’acquérir les compétences disciplinaires et capacités analytiques requises pour se forger un esprit critique et gagner en autonomie, ce qui est essentiel au fonctionnement démocratique d’une société. Dans ce cadre, la valeur et l’importance de ses professeurs ne sauraient être jugées à l’aune de leur utilité au secteur financier, mais plutôt en fonction de leur capacité scientifique à s’engager dans le débat public et à œuvrer pour le bien commun.
Cette inhibition du corps professoral concerné correspondrait-elle alors plutôt à une université de type entrepreneurial, financée par le secteur privé, traitant ses étudiants comme des clients, et conçue comme une usine reproduisant des connaissances techniques en vue de promouvoir la performance économique? Pas vraiment, puisque, d’une part, il est difficile de parler de performance après la débâcle de CS et que, d’autre part, les universités considérées sont publiques.
Une autre tribune de Marc Chesney sur ce thème: "Le sponsoring universitaire sous tension entre intérêts publics et privés", Le Temps, 2014.
Il semble que l’on soit face à un autre type de modèle, bon marché pour les sociétés ou fondations sponsors qui le promeuvent. N’assumant pas les coûts d’éducation et de gestion, leur financement, à supposer qu’il existe, se limite à des compléments de salaire versés à certains professeurs et ce, de manière peu transparente. L’éducation et la recherche sont ainsi orientées dans une direction qui répond à certains intérêts privés et le sigle du donateur risque même d’être apposé sur des diplômes dont les coûts restent à la charge du contribuable. L’université est ainsi incitée à se mettre à l’écoute des représentants de la finance et à orienter ses recherches en fonction de leur agenda. La réflexion critique y devient difficile, supplantée par la capacité de reproduire des compétences techniques – qui mériteraient d’ailleurs d’être mises à jour, puisqu’elles n’intègrent pas vraiment les instabilités permanentes du système financier et ses répercussions sociales. Les conflits d’intérêts et le silence de ceux qui bénéficieraient de certaines largesses sont en principe inhérents à ce type de structure. Le formatage des esprits qui en résulte est incompatible avec la liberté académique. Il convient donc d’ouvrir le débat sur ces questions et de veiller à ce que l’analyse critique ait toute sa place à l’université.