20 mars 2023
| Swissinfo« Nous assistons à la faillite d’un système de finance-casino »
Marc Chesney ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque l’annonce du rachat, dimanche, de Credit Suisse par le numéro un bancaire helvétique, UBS. Professeur de finance quantitative à l’Université de Zurich, auteur notamment de «La crise permanenteLien externe», il peine à comprendre comment on a pu en arriver là. Au final, dans toute cette affaire, c’est le contribuable qui paie et qui va continuer à payer, se désole-t-il.
swissinfo.ch: Nous avons vu que toutes les garanties mises en place depuis la crise des surprimes en 2008 ont volé en éclat en une semaine. Que doit-on retenir de ce qu’il s’est passé?
Marc Chesney: C’est une faillite économique et politique. La semaine dernière, la Banque nationale nous laissait entendre que la situation était grosso modo sous contrôle, que Credit Suisse disposait d’assez de liquidités et de capitaux propres. Mais moins d’une heure après, Credit Suisse demandait 50 milliards de francs. Et quelques jours après, on apprend que l’établissement est au bord de la faillite.
Cela n’incite pas à avoir confiance et ne fait que renforcer une logique dangereuse de banques «Too big to fail» [trop grandes pour faire faillite]: après ce rachat, nous aurons en Suisse un mastodonte financier. Que va-t-il se passer la prochaine fois, lorsque ce sera UBS qui sera en situation délicate, comme en 2008? Qui va racheter UBS? Une banque cantonale? Où est-ce que nous allons exactement?
Tout cela se fait au détriment des contribuables, qui assument les risques. Quant aux garanties octroyées indirectement à UBS par le biais de la Banque nationale, elles sont énormes. Cela va clairement dans une mauvaise direction. Et je pose la question: qu’ont fait les politiques pendant quinze ans? Ce qu’il s’est passé est extrêmement décevant. La loi sur les banques «Too big to fail» n’a pas permis de régler la situation, et a accéléré les concentrations dans le milieu bancaire.
Ces concentrations sont-elles vraiment la source du problème?
Oui, parce que dès le moment où on a affaire à des institutions dites systémiques, les incitations sont claires: c’est de prendre de plus en plus de risques, aux frais du contribuable. Parce que si ça ne tourne pas bien, c’est parfait pour les dirigeants concernés, puisque c’est le contribuable qui assume ces risques en dernière instance. Donc pourquoi s’en priveraient-ils?
Et on l’a vu dimanche [lors de la conférence de presse organisée pour le rachat de Credit Suisse par UBS], la question des responsabilités des dirigeants de Credit Suisse n’a pas été traitée. Nous avons eu affaire à des gens qui se «payent sur la bête», comme on dit, qui ont reçu des millions et des millions de francs de bonus. Et qui disparaissent ensuite dans la nature.
Je ne suis pas juriste, mais la question des responsabilités se pose, non? Ces personnes invoquent régulièrement les responsabilités et les performances de leurs collaborateurs, quelles sont les leurs? Leurs performances sont négatives, profondément. Et elles n’assument pas leurs responsabilités.
Au niveau légal justement, qu’en est-il du fait de n’avoir rien demandé aux actionnaires et d’être passé en force dans cette vente? Les Saoudiens, qui ont énormément investi dans la banque au point de devenir actionnaires majoritaires, pourraient-ils lancer une action en justice?
Il y a peut-être des choses qui nous échappent. Sommes-nous au courant de tout? Il y a probablement eu des contacts entre les deux banques nationales, la BNS et la Saudi national Bank. Il est impossible de dire pour le moment si la Saudi national Bank, par exemple, va mener une action en justice. Sa stratégie consistait à saisir l’occasion de mettre un pied dans une grande banque suisse, à un prix très peu élevé.
Le problème est que cette banque est tombée en faillite. Donc cette supposée bonne affaire en est devenue une très mauvaise. La Saudi national Bank aurait dû sérieusement analyser la situation. Je me souviens de déclarations en provenance d’Arabie Saoudite, notamment de la Saudi national bank, qui disaient faire confiance à la direction de Credit Suisse. Les Saoudiens n’auraient visiblement pas dû.
Qu’en sera-t-il du nom de Credit Suisse? Pourra-t-il continuer d’exister ou va-t-il disparaître comme la défunte Société des Banques suisses lors de sa fusion avec UBS en 1997?
À court terme, le nom va continuer d’exister. Après, ce sera à UBS d’en décider. Ce nom est associé à un historique en Suisse. Alfred Escher doit se retourner dans sa tombe en voyant ce qu’il est advenu de la banque qu’il a créée [en 1856]. En France, quand la Banque agricole a racheté le Crédit Lyonnais, le nom de ce dernier est resté. Mais à terme, ce sera à UBS d’en juger.
Avec ce rachat, la situation dans le monde de la finance globalisée s’est-elle un peu apaisée?
C’est du court terme tout ça. Encore jeudi, les choses se calmaient avec l’injection de 50 milliards de francs et vendredi on apprenait que Credit Suisse était au bord de la faillite. Nous avons affaire à un système de finance-casino: vous avez des acteurs qui jouent au poker avec l’argent du contribuable. Un jour ils gagnent, un jour ils perdent. Mais au bout du compte, c’est le contribuable qui assume les coûts. Cette fois-ci, c’était Credit Suisse, il y a quinze jours c’était la Silicon Valley Bank aux États-Unis.
Ce qu’on observe, c’est que les maigres régulations mises en place après la crise de 2008 ont eu tendance à être diluées, ce qu’a d’ailleurs fait de manière délibérée le gouvernement de l’ancien président des États-Unis Donald Trump à partir de 2016. Les grandes banques sont des «Black box»: les citoyens ne sont pas informés sur les risques encourus par les banques dites «Too big to fail».
Et quand l’information arrive, tout est déjà terminé, comme nous avons pu le constater dimanche soir. La transparence fait défaut, nous ne savons pas où nous allons. Il devrait y avoir des représentants des contribuables dans les conseils d’administration de ces institutions systémiques, soyons clairs. Pas de l’État, car l’Etat a failli. Mais le contribuable ne peut pas assumer des risques sans être partie prenante dans la décision. C’est tout simplement scandaleux.
Tout est donc à remettre en question selon vous?
Pour moi, ce n’est pas seulement la faillite de Credit Suisse. C’est la faillite d’un système de finance-casino. C’est la faillite du politique qui n’a rien fait durant quinze ans, ou du moins rien de sérieux. Et c’est aussi la faillite de l’enseignement dans le domaine académique en finances. Cela fait depuis longtemps que je publie des opinions dans des journaux en Suisse pour attirer l’attention sur les risques liés à Credit Suisse. Je fais partie d’une toute petite minorité universitaire. Cette passivité du monde académique pose problème.
En quoi exactement le monde académique a-t-il une responsabilité dans ce fiasco?
À part quelques exceptions, les spécialistes des banques en Suisse se sont peu exprimés de manière critique. Quand il y a eu le Covid, les professeurs et le monde de la médecine se sont souvent exprimés. On pouvait être d’accord avec eux ou pas, mais on les a vus apparaître dans l’espace public.
Là, les professeurs de finance sont assez discrets. J’aimerais comprendre. Un professeur d’université en Suisse est bien rémunéré par le contribuable, pour justement analyser de manière critique les situations, et proposer des solutions. Mais il y a aussi des institutions financières qui octroient des compléments de salaire à certains professeurs. Bien sûr, si on est rémunéré indirectement par Credit Suisse, on aura moins tendance à le critiquer.
Vous êtes justement très critique par rapport à ce rachat. Pourquoi des pays comme les États-Unis et la France saluent-ils au contraire cette décision?
Dans ces pays, les déclarations émanent pour le moment des investisseurs. Je représente le contribuable dans cette affaire. Les déclarations des milieux financiers ont pour but de calmer les investisseurs. Un professeur dans ce domaine se doit d’analyser la situation de manière objective, et de communiquer sur la gravité de la situation et sur les mesures à entreprendre.
Et plus on nous dit que la situation est sous contrôle, plus on a des doutes. On l’a encore vu il y a quinze jours: le président américain Joe Biden est monté au créneau pour dire que tout était sous contrôle. Ici, la Banque nationale suisse, mercredi et jeudi, disait la même chose. Plus tout est sous contrôle, moins ça l’est….