21 avril 2020
| Le TempsDe la peste au coronavirus
L’oeuvre d’Albert Camus, La Peste, s’interprète souvent comme métaphore de la peste brune, c’est-à-dire du nazisme qui, en se propageant, laisse dans son sillage morts et malheurs.
Ce roman est aussi prophétique, dans le sens où il anticipe et décrit l’apparition et la diffusion d’une épidémie. La ville d’Oran était coupée du reste du monde pour contenir la propagation de la peste. Aujourd’hui, à l’heure de la globalisation, ce sont les individus qui sont confinés et les pays qui ferment leurs frontières. Le monde s’isole… de lui-même. Ce qui était inimaginable encore récemment est devenu réalité. L’économie est à l’arrêt. Notre espace vital s’est considérablement réduit. La marche du temps est enrayée. Nous voici amenés à dénombrer les morts, en une macabre comptabilité journalière.
Les personnages clés et les rôles qu’ils interprètent dans le roman refont surface. Après des dizaines d’années d’assoupissement, les voici, presque oubliés, à peine empoussiérés, qui apparaissent à nouveau. Ils émergent de cette oeuvre en se réincarnant, chacun à sa manière: le docteur Rieux, tout d’abord, en un personnel médical engagé et courageux, en première ligne dans ce combat de tous les instants.
Les représentants de l’administration, française en l’occurrence, sont aussi présents. Ils naviguent à vue et envoient au front le personnel soignant, sans l’équiper comme il le faudrait en termes de masques et de respirateurs en particulier. Enfin, les profiteurs, ceux qui dans La Peste, s’enrichissent grâce au marché noir, existent actuellement, mais sous d’autres formes. Au-delà des escrocs qui vendent des masques à des prix exorbitants, des fonds spéculatifs parient, en toute légalité, sur l’insolvabilité d’entreprises, voire de pays, et engrangent ainsi de copieux bénéfices.
Selon un des protagonistes du roman: «Si… la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu.» Voici précisément quelques leçons à tirer du coronavirus.
Tout d’abord, la propagation accélérée des pandémies va de pair avec la globalisation de l’économie et les accords de libre-échange. Il s’agit d’analyser de manière critique ce modèle économique présenté comme allant de soi et en réalité imposé. La mondialisation «heureuse » mise en oeuvre dans les années 1990 était supposée apporter stabilité et prospérité au plus grand nombre. La crise actuelle met en lumière sa grande fragilité et le leurre que nombre de ses promesses représentent.
Deuxièmement, la santé est un bien public. Un hôpital n’est pas un centre de profit. Il n’est donc ni un hôtel ni une entreprise qu’il faudrait faire fonctionner à flux tendus. La dimension financière doit intervenir comme contrainte, et non comme objectif de maximisation.
Troisièmement, la logique financière dominante nuit à l’économie et mine la démocratie. Au lieu de dettes, de paris et de cynisme, ce sont l’épargne, les investissements et la confiance que l’économie requiert. A l’heure où le corps médical fait front avec un courage exemplaire, comment tolérer que des fonds spéculatifs misent sur la détresse actuelle pour générer d’indécents profits et accentuer la crise? Au-delà de l’interdiction pure et simple de ces paris, la mise en place d’une microtaxe sur l’ensemble des transactions électroniques permettrait de financer, sans accroître l’endettement, tous ceux qui n’ont plus les moyens d’y arriver, en particulier les travailleurs indépendants.
Quatrièmement, lorsque la nature n’est pas respectée, elle émet des signaux qu’il s’agit de lire et d’interpréter. Le réchauffement global en est un. Il est lié aux émissions de CO2 d’une économie qui dysfonctionne. Dans quelle mesure l’augmentation de la fréquence des pandémies est-elle un signal du danger que représentent la perte de biodiversité et la déforestation? Il serait judicieux de traiter sérieusement cette question en s’adressant aux scientifiques qui y réfléchissent.
Finalement, la résolution de cette crise ne repose pas sur une concurrence exacerbée entre individus dans une guerre de chacun contre tous, souvent mise en exergue en économie. Non, c’est bien d’empathie dont il s’agit, de solidarité familiale, de quartier pour les plus fragiles, d’abnégation du personnel médical et de solidarité avec lui.
Pour conclure, la fin de la pandémie peut déboucher soit sur un progrès, soit sur une régression. De grandes banques font entendre leurs voix pour que les modestes réglementations péniblement mises en place après la crise de 2008 soient détricotées. En ce qui concerne les entreprises particulièrement polluantes, les normes mises en oeuvre au fil des ans risquent d’être affaiblies. Dans un cas comme dans l’autre, le prétexte est qu’en éliminant les contraintes, l’économie redémarrerait plus rapidement. C’est aux citoyens d’être actifs et vigilants pour éviter une telle «sortie de crise» qui nous mènerait immanquablement vers d’autres catastrophes. Pour citer à nouveau Albert Camus: «Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais.»