Analyse critique du secteur financier

10.02.2021

| L'illustré

La privatisation de PostFinance ou «l’application d’une vieille recette néolibérale»

Mais pourquoi le Conseil fédéral décide de privatiser PostFinance, la rassurante et efficace filiale financière de La Poste? N’y a-t-il pas déjà assez de banques privées en Suisse? Marc Chesney, auteur de «La crise permanente», dont la troisième édition vient de sortir, commente cette décision prise sans concertation.

PostFinance, c’est bien sûr sa carte jaune et ses Postomat. C’est aussi ses paiements en ligne adoptés par 3 millions de clients, dont 300 000 PME. Cette banque postale vient de démontrer son utilité publique dans le cadre de la pandémie, en traitant les versements des aides de la Confédération. Mais le Conseil fédéral veut s’en débarrasser. Les banquiers et la droite libérale sont ravis. La gauche, les syndicats, les consommateurs et une grande partie de la clientèle de PostFinance se sentent floués.

- Dans ce contexte de crise sanitaire et de crise économique grave, quel sens peut-on donner à cette annonce de privatisation de PostFinance?
- Marc Chesney: Donner la possibilité d’effectuer des paiements devrait relever du service public, au même titre par exemple que les transports. Maintenant, si la question se borne à permettre à une entreprise publique de fournir des crédits, pourquoi ne pas simplement changer le cadre réglementaire, plutôt que de la vendre? Il s’agit d’une recette typique du néolibéralisme, qui sévit depuis les années 1980: la privatisation des entreprises publiques serait un remède à leurs éventuelles difficultés. Des vagues de privatisations et de dérégulation des marchés nous ont conduits à des crises récurrentes, dont celle de 2008.

- Mais privatiser, cela permet de rembourser la dette publique.
- En l’occurrence, la Suisse est peu endettée. Par contre, au niveau international, la dette cumulée (publique et privée) est tellement élevée qu’elle ne pourra probablement jamais être remboursée dans sa totalité. Elle représente environ 360% du PIB mondial. Ce n’est pas en vendant ou en bradant des biens publics que le problème sera résolu.

- Ce vieux débat opposant privatisation et nationalisation est-il toujours pertinent aujourd’hui?
- Il est plus important d’analyser l’activité des entreprises considérées, privées ou publiques, et leur mode de fonctionnement, de manière à déterminer dans quelle mesure ils sont bénéfiques ou nuisibles à la société. Par exemple, le développement et l’utilisation de sources d’énergie durables est profitable. Inversement, les activités liées à la production et au transport d’énergies fossiles contredisent trop souvent les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, ratifié par la Suisse et qui a pour objectif de limiter le réchauffement climatique. Elles sont donc préjudiciables.

- Mais il y a des activités qui devraient absolument rester sous le contrôle de l’Etat?
- Oui, bien sûr. Il est scandaleux de privatiser les ressources naturelles, comme l’eau, pour ne prendre que l’exemple le plus vital. Ce qui a vraiment de la valeur, comme la nature, n’a pas de prix. Et pourtant, une telle privatisation est en cours au niveau international. Cette marchandisation sans état d’âme de la nature est extrêmement dangereuse. L’économie s’est financiarisée et le secteur financier, dominé par les grands acteurs du domaine, impose ses intérêts court-termistes au reste de la société. L’actuelle finance casino est en roue libre et menace d’entraîner le monde de crise en crise. Cette évolution permet à des fortunes déjà considérables de se concentrer encore plus. Le ruissellement vers le bas, supposé irriguer toutes les couches sociales, est inopérant. Il n’obéit pas aux lois de la pesanteur puisque, au contraire, c’est à une accumulation de richesses absurde et immorale à laquelle nous assistons.

- Qu’est-ce qui favorise l’accélération de cet accaparement?
- La digitalisation de l’économie joue un rôle central. L’exemple le plus extrême est incarné par Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui a vu sa fortune personnelle augmenter d’environ 13 milliards de dollars le 20 juillet dernier. Un seul jour lui a suffi pour s’offrir l’équivalent de 10 châteaux de Versailles. Et c’est ce genre de personnage qui est placé sur un piédestal aujourd’hui, alors qu’une centaine de millions d’humains bascule vers l’extrême pauvreté du fait de la pandémie.

- Ces inégalités ont toujours existé, non?
- C’était différent. Les grands capitaines d’industrie devenaient riches après plusieurs générations, avec les investissements requis et la prise de risque correspondante. Ils pouvaient tomber en faillite. Relisons Les Buddenbrook de Thomas Mann, par exemple. Aujourd’hui, un minuscule pourcentage d’individus est devenu immensément riche, et ce dans un délai très court. Grâce à la financiarisation et à la digitalisation de l’économie, cette accumulation de richesse se réalise ainsi à grande vitesse et avec une prise de risque limitée. La pandémie actuelle accélère ce processus.

- Des chocs planétaires comme les subprimes et la pandémie actuelle devraient pourtant encourager des réformes. Pourquoi n’est-ce pas le cas?
- Des groupes de pression sont en situation d’imposer leurs intérêts. Ces derniers ne bénéficient qu’à moins de 1% de la population mondiale. Cela paraît inconcevable, mais c’est bien le cas. La démocratie n’est plus que l’ombre d’elle-même, puisqu’elle est pour le moment impuissante face à cette appropriation du débat économique et financier par une infime minorité. Pour les 99% restants de la population, ce serait un peu comme aller au restaurant et se voir présenter la carte avec un unique plat principal. Le seul choix qui leur resterait serait celui des condiments: sel, poivre ou huile d’olive. A la longue, cela couperait l’appétit.

- Pourquoi une telle situation ne génère-t-elle pas d’opposition structurée?
- La complexité et l’opacité du secteur financier ainsi que le caractère pseudo-scientifique et nébuleux de son langage ont pour résultante un certain découragement de la part de la grande majorité des personnes. Quant à l’éducation des futurs spécialistes, il leur est souvent inculqué que la finance est une science dure, au même titre que la physique, qui possède ses lois fondamentales, et que cela ne saurait être contesté. Aux étudiants en économie et en finance est enseigné dès la première année d’université que le toujours mieux est synonyme du toujours plus. Transformer cette boulimie en vertu est éminemment dangereux. Il faudrait pourtant comprendre qu’en économie les lois fondamentales n’existent pas, contrairement à la physique ou à la biologie. Ce qu’il faudrait étudier, ce n’est pas le toujours plus, mais le suffisant pour vivre de manière décente et honorable. Or les générations d’étudiants qui vont travailler dans les institutions financières risquent de perpétuer ce schéma délétère.

- A l’Université de Zurich, vous sentez-vous seul à appeler un changement fondamental de paradigme économique?
- Seul, non. Mais je suis en minorité. Cela dit, j’utilise la liberté académique, qui existe bel et bien. Malheureusement, le financement de certaines chaires académiques par de grandes institutions financières nuit au développement d’une réflexion critique. Les débats de fond sont pourtant essentiels.

- Alors qu’avez-vous comme ripostes concrètes à proposer?
- Nous avons créé à Zurich le Centre de compétence en finance durable, un centre interdisciplinaire auquel collaborent aussi des géographes, des économistes, des juristes, des informaticiens... Procéder de manière interdisciplinaire est essentiel pour analyser les problèmes ou crises auxquels nous sommes confrontés, réduire les risques de catastrophes à l’avenir et chercher des solutions. L’exemple actuel du Covid-19 est parlant. Cette pandémie requiert précisément de nouveaux concepts et paradigmes. Mais la doxa préfère considérer le Covid-19 comme un malheur qui tomberait en quelque sorte du ciel, comme une «externalité», alors que l’apparition de ce virus est une conséquence de la destruction et de la marchandisation de la nature, de l’effondrement de la biodiversité, de la déforestation massive, de l’exploitation aveugle des ressources. Sa propagation est quant à elle liée à la globalisation de l’économie. Tenter de traiter les conséquences des problèmes, en négligeant les causes, est la meilleure recette pour générer des crises ou des catastrophes à répétition.

- On sent pourtant débarquer une nouvelle génération d’économistes. La moitié des nouveaux livres qui paraissent, comme votre «Crise permanente», sont très virulents vis-à-vis des dogmes ultralibéraux.
- C’est vrai, une réflexion critique, en prise avec la nature et la société, s’est développée. C’est bien sûr positif. Malheureusement, force est de constater que le milieu académique ne laisse que peu de place à une analyse fondée et non conformiste en économie ou en finance. Ceux qui pourtant procèdent ainsi risquent d’être excommuniés.

- Vous faites partie du comité pour l’initiative populaire visant à instaurer une microtaxe de 0,1% sur toutes les transactions électroniques. Où en êtes-vous?
- Nous avons recueilli environ 35 000 signatures, et il faudra en obtenir un total de 100 000 d’ici à novembre. Le volume de transactions électroniques est énorme. Il correspond en Suisse à environ 150 fois le PIB. Une microtaxe de 0,1% appliquée à cette énorme assiette fiscale rapporterait environ 100 milliards de francs par an, de quoi faire disparaître notamment la TVA, soutenir financièrement ceux qui pâtissent du confinement qui se prolonge, le tout sans augmenter le niveau des dettes publiques. On peut signer l’initiative à l’adresse internet micro-impot.ch.

Par Philippe Clot publié le 10 février 2021

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