Analyse critique du secteur financier

14.10.2022

| Le Temps

CS: la débâcle de Casino Suisse

La descente aux enfers que subit actuellement Credit Suisse est tout sauf une surprise. Depuis de nombreuses années, le parcours de cette banque est associé à des scandales et pertes à répétition, ainsi qu’à une direction qui, à défaut de donner une orientation claire, a profité sans vergogne de la situation. Que le lecteur juge. Brady Dougan, directeur de 2007 à 2014, a perçu une rémunération d’environ 160 millions de francs et le cours boursier a chuté d’environ 70% durant cette période. Son successeur Tidjane Thiam a reçu un montant de l’ordre de 64 millions de francs en l’espace de quatre ans et demi et le cours de l’action a baissé à nouveau de 40%.  Celui qui l’a remplacé, Thomas Gottstein, a réussi à en obtenir 3,8 en 2021, malgré les coûts résultants des affaires douteuses réalisées avec le fond Greensill, mais aussi Archegos, dont le fondateur avait été condamné par la justice américaine en 2012, pour divers délits financiers. Quant au directeur du conseil d’administration, Urs Rohner, resté en poste de 2011 à 2021, il a perçu un peu plus de 40 Mio. de francs, alors que le cours de l’action a chuté de 70% pendant cette décennie. La liste complète des déboires et scandales serait trop longue.

Performances catastrophiques et rémunérations scandaleuses

Par respect pour le lecteur, que je ne souhaite pas importuner, je m’arrêterai là, en posant une simple question: les «performances» de ces «responsables» justifient-elles ces rémunérations astronomiques? La réponse à cette légitime interrogation devrait en principe intéresser les employés de cette banque, les clients, les contribuables et le citoyen suisse en général, c’est-à-dire tous ceux qui à des degrés divers payent la facture, lorsque les dérapages incontrôlés et les montages douteux de cette institution systémique s’accumulent. Il est probable que beaucoup d’entre eux la connaissent déjà, car nul besoin d’un doctorat en économie ou finance pour y répondre, le bon sens suffit. C’est évident. Selon le libéralisme, dans lequel ces dirigeants se drapent tous, les rémunérations sont liées à la productivité du travail et à la performance. Lorsque celles-ci sont depuis aussi longtemps négatives, lorsque la valeur de l’action, à laquelle ils se réfèrent absolument, n’est plus que l’ombre d’elle-même -elle a perdu un peu plus de 95% depuis fin avril 2007- il est facile de comprendre que ces rémunérations sont injustifiables et scandaleuses.

La finance casino

Assumer ses responsabilités et les risques que l’on a pris est un principe de base du libéralisme. Se payer sur la bête et jouer au Poker avec l’argent du contribuable, y est de toute évidence contraire.
Dans les années 1980, avec son importante prise de participation dans la banque d’investissement First Boston, Credit Suisse est entrée de plain-pieds dans le monde de la finance casino, avec ses paris à grande échelle et ses produits financiers complexes, que sont les dérivés, supposés permettre une accumulation rapide des profits et justifier ainsi à l’avenir des rémunérations extravagantes de la direction. Nous voici maintenant à la fin d’un cycle, avec un management à peine dégrisé qui, avec ses mises infructueuses, se retrouve les poches vides après des dizaines d’années passées devant le tapis vert.

Une cécité volontaire

Les analystes financiers, les auditeurs, le monde politique, et académique en finance et économie ont, à quelques exceptions près, souffert d’une cécité volontaire inquiétante! Les chiffres sont connus depuis longtemps. La lecture attentive des rapports annuels de Credit Suisse, permet de trouver la valeur nominale de ces produits dérivés : 36 fois la taille du bilan en 2017 et 22 fois en 2020 ou 25 fois le PIB suisse (voir en particulier: La faillite de Lehman Brothers et celle d’un système, Marc Chesney, Le Temps, 2018). Malgré une baisse entre 2017 et 2020, ces volumes restent énormes. Ces données constituent une dimension du problème, qu’il ne faudrait pas négliger. À titre de comparaison pour l’UBS, il s’agissait de 20 fois la taille du bilan en 2017 et 18 fois en 2020, ou 29 fois le PIB suisse. Ces chiffres sont ainsi un peu plus faibles pour l’UBS, tout en étant eux aussi démesurés.
Les capitaux propres seraient-ils suffisants, comme de nombreuses voix l’indiquent, en se basant sur les données de fin juin 2022? La situation critique de CS, qui évolue de jour en jour, n’est pas sans conséquence sur son bilan. Il faudrait donc se référer à des données plus actuelles que celles datant du semestre précédent.
Que faudrait-il de plus pour que les spécialistes du domaine, y compris universitaires tirent la sonnette d’alarme? Être rémunéré, souvent grassement, par des banques que l’on est supposé analyser, crée manifestement des conflits d’intérêt et des inhibitions. Le contribuable est pourtant en droit de recevoir un état des lieux sérieux de banques, qu’il est supposé le cas échéant renflouer.

Le groupe SIX, qui gère la bourse, publie des statistiques relatives à la valeur nominale des produits dérivés en particulier sur actions, pour la Suisse. On a pu y lire certaines semaines des chiffres ahurissants : la deuxième semaine d’octobre 2020, environ 27'000 fois le PIB suisse ; la dernière de mai 2021, 53'000 fois ce PIB et la deuxième de mars 2022, probablement de l’ordre de 3'750 fois le PIB de cette année. Comment se fait-il que les produits dérivés, censés être des contrats d’assurances contre les risques financiers, atteignent de tel volumes ? Comment croire que les besoins de couverture financière en Suisse se montent à plusieurs milliers de fois le PIB ou des dizaines voire des centaines de fois le PIB mondial? L’ordre de grandeur devrait être bien plus faible.
Pour une famille, par exemple, le PIB correspondrait au salaire annuel. La valeur nominale des contrats d’assurance qu’elle a souscrit, sur son appartement, sa voiture… ainsi que celle d’une assurance vie, en l’occurrence ce qui sera perçu en cas d’incendie, d’accident, de décès, sont peut-être 5 à 10 fois plus grands que le salaire annuel, mais pas 30.000 fois! Par contre, si cette famille avait le droit d’acheter des assurances auto sur la voiture d’un voisin qui conduit mal, alors on pourrait imaginer qu’elle le fasse à grande échelle. En réalité, il ne s’agirait plus de contrats d’assurance, mais de paris sur l’accident de voiture du voisin, que la famille pourrait être d’ailleurs tentée de saboter pour être certaine que l’accident se produise. De tels paris sont bien sûr interdits pour les voitures, mais pas en finance où miser sur le défaut de telle ou telle entreprise est monnaie courante.
Ainsi, les volumes astronomiques de produits dérivés en Suisse, correspondent fort probablement à de tels paris, dont les pertes sont assumées par le contribuable en dernière instance, à partir du moment où des institutions financières systémiques sont impliquées. À quelle hauteur est engagée CS en 2022? Mystère. De cette boite noire que constituent ces pages de statistiques, aucune information ne filtre. Qu’attendent les pouvoirs publics pour exiger de complets éclaircissements? Cette situation ne fait qu’accroitre l’instabilité financière.
Quant aux produits dérivés permettant de se couvrir contre un défaut de cette banque, les Credit Default Swaps, leur prix a explosé ces derniers jours. Il serait utile de savoir qui sont les joueurs autour du tapis vert, en l’occurrence quelles sont les institutions financières, entre autres les fonds spéculatifs, qui parient sur une prochaine insolvabilité de Credit Suisse, et quelles sont celles qui, au contraire, parient sur la garantie étatique dont profite cette banque. Ne serait-ce que par respect pour le contribuable qui, le cas échéant, sera forcé de venir à la rescousse, de tels éclaircissements devraient-être exigés.

Pour conclure, on pourra constater que cette banque est membre de nombreux réseaux de finance supposée durable. Pour n’en citer que quelques-uns : UN Global Compact, Swiss Sustainable Finance, Net-Zero Banking Alliance… Gageons que la couleur du vaste tapis où vont les mises de la finance casino, est verte, comme marque de durabilité!

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